La « société civile » ou le retour des logiques corporatistes ?

Publié le par Sébastien Leprat

Pour les votations du 24 septembre, le ministre de la justice refuse d’apporter la contradiction télévisuelle à d’autres hommes politiques. Selon ses propres termes, il préfère privilégier le débat avec la « société civile ». Jadis employée afin de dissocier l’univers militaire du reste de la société, cette dialectique exprime aujourd’hui une forme d’apolitisme.

 

Derrière l’expression « société civile » se cache en fait une irrésistible envie de bâillonner les élus afin de redonner de la vigueur aux logiques corporatistes. Cette terminologie rappelle en effet la société des "corps intermédiaires". En France, sous l’ancien régime, la noblesse, le clergé et le tiers état résumaient à eux seuls la vie politique. Ils avaient pour mission d’incarner les aspirations populaires au nez et à la barbe de ceux qui se battaient pour l’élection de leurs représentants.

 

Aujourd’hui, ce qu’il convient d’appeler la « société civile » obéit aux mêmes logiques que celle des corps intermédiaires. La « société civile » abrite en effet quelques personnalités extérieures aux cénacles démocratiques, quelques individus qui apparaissent au gré des intérêts et des votations. Qu’il s’agisse d’"usines à penser", d’organisations caritatives, d’ONG ou de lobbys professionnels, ces corporatismes s’offrent une nouvelle virginité. Sous le label « société civile », ils tentent en quelque sorte de se re-légitimer. Désarmés par l’émancipation des citoyens, agacés par le rejet populaire du paternalisme associatif ou syndical, ces "intermittents" du débat démocratique décident de changer leur image. Désormais, ils préfèrent donc agir sous une autre bannière, sous l’appellation politiquement correcte de « société civile ». A infrarouge, les contradicteurs privilégiés par le ministre se dénommeront donc probablement terres des hommes, organisation suisse d’aide aux réfugiés, églises...

 

Dans une excellente chronique intitulée « Verbandspolitiker im Gegenwind » (La crise au sein des responsables des associations faitières qui agissent dans le champ politique) publiée le 23 août 06 dans la NZZ, Peter Hasler livre une critique acerbe  de ce phénomène. Dans ce papier, l’ancien directeur de l’union patronale suisse lance un vibrant appel aux responsables de groupes d’intérêt qui animent toujours plus le débat public. Persuadé qu’ils amélioreraient ainsi leur efficacité, il invite ceux-ci à ouvrir leurs horizons, à prendre des distances par rapport à la défense stricto sensu des intérêts qu’ils représentent. Il les invite tout simplement à aimer la démocratie dans toutes ses dimensions. En quelque sorte, il les invite à aimer la politique.

 

Notre pays se nourrit d’un savant dosage démocratique. Dans le souci de privilégier la recherche du consensus le plus large possible, les autorités consultent beaucoup les organismes de défense d’intérêts. Néanmoins, dans une démocratie moderne, l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers. Consciente de cela depuis 1848, la Suisse a donc renforcé la dimension représentative de son système démocratique. Soucieuse de corriger les excès corporatistes de la Landsgemeinde, notre pays a choisi de renforcer le rôle des parlements et des gouvernements sans toutefois heurter le souverain pouvoir du peuple.

 

Naturellement, une telle modernité ne rejoint pas les desseins politiques du ministre de la justice. Derrière sa volonté d’écarter le débat avec les élus, face à ce souci de privilégier le dialogue avec la « société civile » en période de votations, soyons donc attentifs aux risques de dérives corporatistes…

Publié dans politics

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article