Regard sur la démocratie semi-directe suisse : un espace pour les idées, pas de place pour les aventuriers !

Publié le par Sébastien Leprat

À cent lieues des invectives et autres joutes post-électorales étasuniennes, un débat stimulant se déroule en Suisse. Le Gouvernement vient de recommander le rejet de l’initiative populaire « monnaie pleine ». Les citoyens devront répondre à la question suivante : faut-il accorder à la Banque nationale suisse (BNS) une compétence exclusive pour la création de monnaie et l’organisation des services financiers ? Après le rejet d’un revenu de base inconditionnel, la démocratie suisse démontre donc sa capacité à débattre de sujets hautement complexes, sans toutefois s’aventurer vers l’inconnu.

Des règles démocratiques simples …

La constitution suisse offre principalement deux possibilités d’animer le débat public. L’initiative populaire prend la forme d’un texte qui doit recueillir cent mille signatures pour être déposé en Chancellerie. C’est une arme dite « offensive », car elle s’impose au Parlement et sa portée normative est de rang constitutionnel. L’autre outil est le référendum. Il est dit « défensif », car il consiste à s’opposer à une loi votée par le Parlement. Cinquante mille signatures sont requises pour l’arme référendaire, qui est donc plus simple à actionner que l’initiative.

Le projet « monnaie pleine », comme celui qui tendait à établir un « revenu de base inconditionnel » (salaire universel), empruntent la voie « offensive ». En fixant de nouveaux mandats constitutionnels, ces textes ont l’ambition de changer radicalement le système existant. S’ils étaient acceptés par le peuple, les autorités seraient tenues de préparer une loi d’application conforme à la vox populi. Il existe donc parfois en Suisse la volonté de faire table rase de l’existant, afin d’orienter profondément les politiques publiques vers d’autres directions.

… qui favorisent l’émergence du débat d’idées…

Soucieux de peser sur le destin du pays, des citoyens agacés par le rôle marginal des Banques nationales dans la création monétaire, ont ainsi saisi l’arme offensive de l’initiative pour exprimer leur courroux. Face aux achats massifs de devises européennes par la BNS ces dernières années, des voix s’élèvent pour dénoncer la suprématie de la politique monétaire mondiale. Avec environ sept cents milliards d’euros dans ses coffres, la BNS et sa politique de protection du franc sont questionnées. Le soutien monétaire à l’économie indigène est dénoncé au nom… de la souveraineté nationale. Les nostalgiques de la policy-mix tiennent leur revanche et rêvent de reprendre le contrôle sur les marchés monétaires. Dans les milieux financiers, cette forme de « romantisme économique » fait sourire mais n’irrite pas. Même si chacun est bien conscient que l’espace national n’est pas le lieu d’un tel débat, « monnaie pleine » offre le mérite de dénoncer les excès d’un système qui échappe aux légitimités démocratiques.

Animé par cette logique tabula rasa, un comité très urbain s’est constitué autour de l’idée d’un revenu de base inconditionnel. Une forme de rente à vie que tout un chacun pourrait percevoir, quelle que soit par ailleurs sa situation professionnelle. Une fois les signatures récoltées, ce groupe d’intellectuels gentrifiés a jugé opportun de sillonner la Suisse au volant d’une Tesla repeinte en or, tout en distribuant d’authentiques billets de banque par les fenêtres. Avec un aplomb à faire rougir de honte les rares militants chevronnés qui grossissaient leurs rangs, ces idéalistes ont pensé qu’il était ainsi possible de convaincre les badauds harassés par une rude journée de travail. Les préceptes de l’École de Chicago[1] étaient ainsi vulgarisés : votez oui et l’argent tombera du ciel ! Cette malencontreuse communication engagée par des amateurs a toutefois permis aux suisses de débattre d’un authentique sujet de société. Une question qui rencontrait ainsi l’unique occasion de quitter les manuels universitaires pour se confronter aux urnes.

Dans un pays dont l’économie financière pèse plus de 10% du PIB, il est donc possible de remettre en cause le processus privé de création monétaire, sans affoler le col blanc ni le cours de la bourse. Dans cette même république alpine connue pour la souplesse de son droit social, le projet d’un revenu de base inconditionnel a été tranché en juin dernier. Habitués à travailler 42 heures par semaine, sans salaire minimum légal, les autochtones ont digressé entre eux avec quiétude de cette question. Le pays qui érige en dogmes identitaires la libre circulation des capitaux comme le travail ne craint donc pas les débats saugrenus. Bien au contraire. Au fil des consultations électorales dominicales nommées « votations », il les nourrit méthodiquement, grâce à des règles constitutionnelles éprouvées. Cette forme de démocratie confine parfois au scientisme juridique. En pratique, malgré l’absence d’un contrôle préalable de la constitutionnalité des projets soumis au verdict populaire, tout n’est pourtant pas permis. Les checks and balances sont nombreux et freinent les tentations excessivement idéologiques. Par ailleurs, même si les Suisses n’échappent parfois pas à la démagogie, rares sont les velléités plébiscitaires : autant de gages de stabilité dans un monde en panne de lisibilité.

.. mais fatigue les aventuriers !

La Suisse s’offre donc régulièrement le luxe de mobiliser les urnes sur des sujets académiques. Cet esthétisme démocratique ne résiste toutefois pas à l’épreuve des faits et du sacro-saint pragmatisme. Passées aux cribles des consultations, torpillées par les intérêts contradictoires, ces belles idées s’inclinent devant le surpoids des inconvénients face aux avantages. Au fil des débats parlementaires et médiatiques, le revenu de base inconditionnel n’a donc pas résisté à la moulinette d’une démocratie semi-directe qui privilégie in fine la confrontation des intérêts. Par ailleurs, l’étude attentive du Gouvernement, du Parlement, de la « société civile » et ses corps intermédiaires patronaux, syndicaux et religieux, ont eu raison de l’idéalisme. À force de consulter et de soupeser, le débat des valeurs s’est incliné face à l’arbitrage des intérêts. Les logiques économiques ont pris le pas sur la politique.

Rapidement, les milieux de gauche - a priori sensible à l’idée - ont par exemple démontré qu’un salaire universel impliquerait la suppression des régimes sociaux existants. Cet « effet de bord » ouvrirait selon eux une période d’incertitude potentiellement ravageuse sur le plan social. Parallèlement, les productivistes de toutes tendances se sont attachés à glorifier le travail, jugé tantôt comme l’unique facteur de socialisation face à l’hédonisme, tantôt comme le symbole de la réussite helvétique. Résultat : en juin dernier, 76,9% des électeurs ont rejeté le projet de salaire universel.

La date de votation n’est pas encore connue mais il est d’ores et déjà entendu que l’initiative « monnaie pleine » devrait subir un sort comparable dans les urnes. Les 26 cantons, propriétaires heureux d’une BNS qui leur reverse chaque année de juteux bénéfices, ont bandé leurs muscles : la paix confédérale est menacée et l’indépendance de la BNS restera gravée dans le marbre constitutionnel. Ces « petits pays » auront quelques mois pour le rappeler activement. Par ailleurs, malgré les taux négatifs, les banques s’habituent quant à elles à rémunérer la BNS et continuent ainsi à stimuler la création monétaire, via le crédit bon marché. Les plus grosses d’entre elles évoluent en première ligue mondiale et sauront, à n’en pas douter, affirmer cette suprématie auprès des électeurs tentés par une « aventure irresponsable »

Face à ces déferlantes d’oppositions, le consensus helvète se construit donc patiemment, autour de la logique du plus petit dénominateur commun. La porte de la réforme est accueillante pour les grandes idées mais, en définitive, bien étroite pour leur mise en œuvre. Au moins offre-t-elle le mérite de stimuler le débat, même lentement…

 

[1] Milton Friedman défendait l’idée d’un impôt négatif qui est assimilée à une forme de revenue de base universel par la doctrine

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